Le mythe rock

Le mythe rock.

Au temps de la pluralité culturelle, le rock reste malgré tout souvent perçu comme une sous-Culture, une pratique culturelle esthétique insignifiante où dominent la spontanéité des acteurs et la débauche d’une énergie vitale non canalisée. Authentique ou vénal, calme ou violent, le rock a trop souvent payé le prix du dérisoire et de la récupération (protéger les intérêts du Père Noël…) sans arriver pour autant au statut de forme artistique, au sens de l’œuvre, même s’il génère à l’envi un nombre croissant de mythes. Le phénomène est plus complexe qu’il n’y paraît. Au-delà de sa spontanéité et de son simplisme apparent, il peut révéler d’insoupçonnables jeux métaphoriques…

L’histoire du rock présente une allure chaotique. Les formes musicales ont sans cesse évolué alors que les mouvements sociaux qui leur sont liés cheminaient sans cohérence. Les ’hippies’, les ’mods’ ou les ’punks’ offrent des configurations sociales, idéologiques et politiques bien peu homogènes. La marginalité du rock pourrait apparaître comme figure unificatrice mais le succès de Presley et des Beatles pousse la marginalité un peu loin. L’économie du rock, par la force du show-business et l’omniprésence de la consommation, pourrait elle aussi révéler l’unité du phénomène s’il n’y avait pas toutes les richesses esthétiques des ’loosers’ mythiques et la militance gratuite des passionnés des petits concerts. Reste l’idée que le rock s’unifie à travers la jeunesse. Mais qu’est-ce que la jeunesse… ?

L’œuvre est liée au mythe et aux temps forts de son émergence. Dans cette perspective, le ’bon concert’ se saisit comme l’instant d’un rapport particulier. Loin de survenir comme la conséquence mécanique de la production de sonorités excessives et rythmées, le ’bon concert’ est la résultante d’un double mouvement : l’événement interactif et les effets qu’il propose et qui se diffractent à l’infini. On peut entrevoir là un début de définition de la spécificité artistique du rock. En tous les cas, il existe un environnement de dispositions qui place le mythe rock au centre de l’événement et qui peut éventuellement l’actualiser en œuvre.

Le rock est lisible au quotidien dans une émergence à mille facettes. Il appartient à qui sait en jouer, trouvant place dans tous les habitus. Chacun peut lui trouver des significations correspondant aux finalités qu’il veut promouvoir :

- Le rock a son élite. Elle se charge de décoder les œuvres, de les nourrir ou de les vider. Elle emprunte aussi bien au verbal qu’au non-verbal (coupes de cheveux, fringues déchirées…). Elle cherche également à maîtriser l’histoire et la connaissance des mythes et à gérer un capital culturel. L’élite rock vit de sa résistance à la banalisation et ne dédaigne pas de se constituer un capital économique. Elle se définit par sa finalité : participer à la réalisation du mythe. Elle entretient donc une relation privilégiée avec le rock : le ’rock passion’, un mythe avec comme premier critère à retenir, l’intensité de l’investissement dans ses valeurs. L’école, le travail et la famille ne sont plus que des points d’appui secondaires dont l’acceptation ou le rejet sont déterminés par leur capacité à promouvoir les pratiques de la musique rock. Le ’rock passion’ n’impose pas le conflit de générations, l’exclusion scolaire ou le chômage mais simplement la soumission à l’ordre du rock. Il fonctionne de manière analogue aux autres passions et influe sur la trajectoire de ses pratiquants . Il s’établit alors une véritable Culture rock…

- A l’opposé, le ’rock d’agrément’ n’en finit pas de prendre du plaisir (danser, communiquer, séduire…). Il a les couleurs de l’époque et l’incertitude du temps qui passe. Sa nécessité est dans le temps libre. Sa pratique ne bouleverse en rien les trajectoires. Il s’immisce comme d’autres pratiques sociales, là où la société organisée lui laisse une place, après le travail ou les cours… En termes d’offre culturelle, le ’rock d’agrément’ n’a qu’un souci : répondre aux besoins et si l’on en juge par les taux d’écoute et les ventes de disques, les besoins sont amplement satisfaits…

Quels éléments de distinction peut-il exister entre la passion et la distraction ? Ni les classes sociales, ni les revenus, ni l’âge, ni le sexe ne semblent être à l’origine de cette différenciation. Pourtant, faute de retrouver les catégories habituelles du sociologue, la passion rock n’est pas une simple caractéristique psychologique. En fait, il faut se tourner vers la métaphore fondatrice du ’rock passion’ comme catégorie d’action. Le mythe aspire le groupe (les amateurs de rock) qui le fait vivre et le conduit à l’action. Il y a donc une sorte d’effet boule de neige entre les amateurs et le mythe. Le ’bon concert’ se révèle un cas d’observation extrêmement riche pour en savoir plus…

Le ’bon concert’ est rare, perdu parmi les simulacres et les copies aux recettes éprouvées (esthétique, mise en scène…). Il est de la même facture et de la même singularité que l’œuvre d’Art. Invisible dans la multitude des productions de concerts ordinaires, il faut le reconnaître et le mériter en quelque sorte pour mieux l’apprécier…

Lors d’un concert, l’immédiateté du regard se pose sur le look. Plus que la tendance du moment qui se déclinera de toute façon à l’infini au fil du temps, l’essentiel est à la tonalité. Elle semble vouloir imposer sa marginalité un tant soit peu provocatrice et l’observateur ne manque pas de s’interroger sur ce qui le décale de cet environnement étrange. Le look indique que le lieu n’est plus à l’ordinaire et que le temps n’est plus à la conformité. Pourtant, au travers de ses ressemblances, le look permet d’accéder à la parole et surtout à la mémoire. Même si les discussions sont éphémères et ne constituent pas véritablement un prélude à plus d’intimité, elles préparent probablement à une reconnaissance prochaine dans un autre lieu. L’ambiance n’est pas forcément à la rencontre amoureuse mais à la prise de contact. Le look est un droit d’entrée dans une communauté volatile où il n’existe aucune règle stable. Il s’agit avant tout d’un jeu implicite où les modalités de valorisation du capital symbolique qu’est le look sont plus qu’aléatoires. La tonalité du look mesure les attentes et préfigure le déroulement du concert…

Le ’bon concert’ instaure un rapport privilégié entre l’intention rock et l’événement. Il dépasse largement l’introduction (la promesse du ’bon concert’). Au fil des morceaux, la salle est pénétrée d’une sorte d’éther. Le concert n’est plus seulement un spectacle divertissant, à l’écoute passive. Le courant passe… Si l’appel de la scène a bien fonctionné, le public se partage entre plusieurs zones. A l’avant-scène se distingue une masse mouvante qui gesticule et s’entrechoque dans une bousculade à mi-chemin entre parade simiesque et danse expérimentale. L’énergie d’abord… Plus loin, dans une sorte de neutralité convenue, les acteurs d’une seconde zone observent et écoutent, acquiesçant par moment d’un geste de la tête ou de la main. Plus loin encore, une partie du public assiste au concert, assise sur les dossiers des fauteuils et sans rien laisser paraître du plaisir qu’elle ressent. Une quatrième zone se dessine également avec les organisateurs accompagnés du réseau des plus ’branchés’. Ils examinent froidement la situation. L’élite reste sévère pour ses héros. Quelques individus se rassemblent dans une ultime zone et gardent une position stratégique autour du bar le plus proche.

L’un des signes les plus caractéristiques du concert qui ne tient pas les promesses de ’l’intro’ est le mouvement ininterrompu des spectateurs à travers la salle, principalement vers le bar. Par contre, les artistes réussissent parfois à entretenir une complicité avec les spectateurs, à provoquer des vibrations comme par télépathie (déclic accrocheur de quelques protagonistes de l’avant-scène…) et à générer une sorte de magie et de feeling spécifique du ’bon concert’. Il se reconnaît au déplacement des zones. L’avant-scène perd son privilège. La seconde zone manifeste son désir de vivre le groupe de plus près. La troisième se lève et se rue dans les allées. Elle laisse voir le plaisir qu’elle ressent sans toutefois abuser de gestes excessifs. Si le processus continue, elle se rapprochera de la scène, bientôt suivie des organisateurs, comme par capillarité. Il faut fusionner avec la scène pour que le vide ne vienne plus indiquer la distance. Il faut également laisser les corps s’extérioriser pour se démarquer de l’image stable et lisible de l’individu situé. Chaque courant, chaque mythe du rock s’actualise dans une figure innovante spécifique (nouveau look, nouveaux héros, nouvelles sensations…). De ce point de vue, le ’bon concert’ est exigeant. Il ne supporte pas les simulacres et le déjà vu. Il laisse donc aux apprentis le soin de jouer aux rockers et préfère ironiser sur les copies que lui offrent le ’rock d’agrément’ et le show-business, trop pressés de faire audience…

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